J’écris parce que je n’aime pas faire le ménage, et qu’écrire est moins salissant que peindre ou modeler de l’argile. En plus, tout est bien disposé dans la boîte magique de l’ordinateur, même pas besoin de gomme, pas de ratures, pas de papier chiffonné, je peux manier et remanier à l’infini si ça me chante. Mais je m’arrête toujours avant l’infini. C’est peut-être ça qui est dommage.­

J'écris parce que je suis malade. Le symptôme de base, c'est créer, fabriquer un truc à partir de rien, de presque rien, de particules de matière négligeables et communes.

Avec un crayon, un simple crayon, un crayon qui n'alignerait même pas trois idées si on le laissait à l'état sauvage, certains dessinent une forme, une femme, un fruit, une cathédrale, pour poser dans l'œil de celui qui regarde des émotions inattendues. J'aime.

Avec la peinture la plus commune, une couleur bêtement immobilisée dans un tube sans aucune marque de mécontentement, certains peuvent donner la vraie joie, l'impression d'une immense sagesse ou de cent ans de solitude, l'incompréhension et toutes ces sensations si variées, si complexes à décrire que bien des critiques d'Art se perdent en abstractions savantes, en métaphores hermétiques et en blabla blablabla. J'aime la peinture.

Avec des mots, des mots connus, même pas des mots extraordinaires comme canopée ou tubercule, non, des mots utilisables partout et en toutes circonstances, des "avec", des "parmi", des "encore", avec les mots, il y a toute la place. Comme avec le crayon et les pigments. Alors je tente. C'est ma maladie.

Je suis née en 1962, une excellente année. Encouragée par ce début très prometteur, j'écris aussitôt des poèmes sur les lapins et sur les ours. En grandissant, j'exploite ma connaissance approfondie et exclusive de Suzanne t'emmène écouter les sirènes et modifie les paroles sur trois accords de guitare, avec le thème de l'amour et des images parlantes comme les bougies allumées. Plus tard, j'écris une pièce de théâtre dans laquelle le héros se nomme Georges (mais où va-t-elle chercher tout ça ?). Il claque les portes derrière lui. C'est d'un réalisme effrayant. J'ai quatorze ans.

Encore plus tard, l'âge de gagner ma croûte montre soudain son terrifiant visage. Je riposte vivement en devenant enseignante. Pendant vingt et deux ans, je voyageâ…voyagi… ? J'allai, d'école en école, bien disposée à amuser ce public fidèle car contraint, composé d'individus ne dépassant jamais six ans, c'est-à-dire environ 115 centimètres. Je restais bien lovée à l'intérieur des frontières de ma région nordiste, m'appliquant à convertir le chtimi en français pour clarifier les échanges verbaux potentiels.

L'Ange Gabriel m'ayant visité, je mis au monde deux enfants. Je conçu en même temps un vif dépit à m'occuper des enfants des autres en lieu et place des miens. Cet égoïsme ne s'arrêta pas là : je migrai en Franche-Comté avec ma moitié native de Besançon, un troisième enfant me naquit et j'abandonnai définitivement l'idée de retourner à l'école.

Et là, les mots remontèrent à la surface ; les mots simples comme "avec", "parmi" et "encore" entreprirent de me détourner des lessives et de la cuisson des nouilles.

Voilà toute l'histoire.

Christine Jeanney a publié chez arHsens Charlémoi.