Maître Antoine Ragondasse abordait sa cinquante neuvième année d’un pas lent et pesant, engoncé dans un costume sombre à rayures dont le gilet, tendu sur un estomac proéminent, donnait au personnage l’apparence pateline d’un confesseur attentif au bien-être des âmes. Dès la porte de l’étude franchie, les déplacements entre couloirs et bureaux devenaient chuintements de chaussons sur moquettes, recueillement monacal indispensable au secret de transactions occultes, patinées de vapeurs d’encaustique, d’encre à ronéoter, et d’un ennui massif forgé par des lustres de routine.

    Le notaire était natif de Grasse, et ce petit-fils de bourgeois, fils de bourgeois, et donc bourgeois lui-même, avait quitté la demeure familiale après ses études secondaires pour faire son droit à Nice, ainsi que l’exigeait la tradition.
Il avait découvert à cette occasion les charmes d’un vieux port dont les vastes demeures grassoises ignoraient le tumulte avec hauteur, avait assisté en bâillant à quelques cours soporifiques, s’était épris d’une belle Niçoise, puis de deux, et peut-être même de trois. Faisant œuvre de charité, il s’était plu à régaler quelques camarades démunis grâce aux généreux subsides dont il bénéficiait, avait beaucoup rêvé et beaucoup bu, jusqu’à ce qu’une injonction paternelle, estimant que cette rude épreuve d’émancipation avait assez duré, lui indique le chemin de l’étude familiale où, par l’indulgence de la cooptation notariale, il exercerait son emploi.
Il avait donc abandonné une vie d’aventures et d’action pour se draper d’un costume austère, et s’acharner en compagnie de son auteur à l’authentification des travers les plus noirs de l’âme humaine. Ses prédispositions spectaculaires en la matière illustrèrent le dicton énonçant que bon chien chasse de race, et subséquemment que fils de notaire tortueux, tortueux sera. D’ailleurs, c’est grâce à cette impulsion nouvelle que l’étude, de cossue, devint très aisée.